Carrie Arnold pour Spectrumnews, 17 février 2016
Article original : The invisible link between autism and anorexia
Introduction
Louise Harrington commençait à douter
d'être anorexique. Elle savait qu'elle était en sous-poids à un point
effrayant, et elle souhaitait désespérément prendre au moins 10 kg. Elle
n'avait aucun désir de ressembler à un top model. Elle n'avait pas peur
d'être grosse. Elle n'avait pas peur de prendre du poids. Elle n'avait
aucune des angoisses typiques sur l'image du corps qui submergent la
plupart des personnes anorexiques.
En
fait, ce qui emprisonnait Louise dans les brumes de la
sous-alimentation et de l'activité physique compulsive depuis plus de 30
ans, c'était que manger trop peu et faire énormément d'exercice
atténuait les sensations envahissantes d'anxiété dans lesquelles elle
risquait de se noyer (le prénom de Louise a été changé à sa demande).
Les
psychologues et psychiatres qu'elle avait consultés ne comprenaient pas
ce qui motivait son comportement. Autour de ses 20 ans, un docteur lui
avait dit qu'elle ne pouvait pas souffrir d'un trouble de
l'alimentation, car elle n'avait pas peur de grossir. Les autres
thérapeutes disaient qu'elle mentait ou était dans le déni. Le postulat
selon lequel son anorexie était nécessairement motivée par un désir de
minceur la frustrait et l'aliénait, elle a donc cessé de chercher de
l'aide.
Ce n'est pas avant d'avoir 40 ans, de faire des
malaises réguliers au travail, des allers-retours à l'hôpital pour
sous-alimentation, que Louise tenta, à nouveau, d'obtenir une aide
psychiatrique. Pour la première fois, un psychiatre fit le lien entre
les éternelles difficultés sociales de Louise et ses rituels autour de
la nourriture, et évoqua une piste que personne n'avait mentionnée :
l'autisme. Elle fut diagnostiquée autiste peu de temps après.
«Le
diagnostic m'a aidée à comprendre pourquoi je me débattais tellement
avec la vie», déclare Louise dans une interview par mail, son support
de communication favori. Il lui a aussi permis de comprendre son trouble
alimentaire, qui n'avait pas pour but de lui faire perdre du poids,
mais plutôt de lui procurer la sensation de contrôler son anxiété, et le
monde en général. En fait, s'il avait été possible de manger
extrêmement peu et de faire énormément d'exercice sans perdre de poids,
elle l'aurait fait, dit-elle. La seule chose que Louise semblait avoir
en commun avec les autres personnes anorexiques était son niveau
d'anxiété quasi stratosphérique.
À première vue,
autisme et anorexie n'ont rien à voir. Les personnes autistes ne sont
pas supposées être sensibles aux émotions des autres, alors qu'on
considère en général que les personnes anorexiques sont des jeunes
filles hypersensibles déterminées à atteindre des idéaux culturels de
minceur extrême. Mais évacuez les idées préconçues et vous verrez que
ces deux conditions sont bien plus proches qu'on ne le penserait,
déclare Janet Treasure,
psychiatre au King's College et directrice du programme de traitement
des troubles de l'alimentation à l'hôpital Maudsley de Londres.
«Je
dois admettre qu'au premier abord, j'étais sceptique, ajoute Janet
Treasure, mais quand nous avons étudié différents aspects de la
prédisposition à l'anorexie, comme les structures de pensée et les
structures émotionnelles, elles étaient en fait assez similaires».
Des
recherches très récentes montrent que les personnes concernées par
l'une ou l'autre de ces conditions ont des difficultés à comprendre et à
interpréter les signaux sociaux, et ont tendance à se focaliser sur des
petits détails, ce qui complique la vision d'ensemble d'une situation.
En outre, ces deux groupes recherchent délibérément des règles strictes,
des routines et des rituels. Les études génétiques indiquent aussi des
chevauchements entre autisme et anorexie.
L'anorexie
n'est pas le seul trouble alimentaire en lien avec l'autisme. Bien que
la majorité des travaux sur les troubles alimentaires dans l'autisme
reste focalisée sur les personnes qui mangent systématiquement trop peu,
certaines femmes autistes peuvent aussi chercher du réconfort dans la
nourriture.
Certaines études
avancent que jusqu'à 20 % des personnes souffrant de troubles
alimentaires persistants seraient autistes. Du fait que les femmes
autistes sont fréquemment sous-diagnostiquées, c'est bien souvent un
trouble alimentaire qui attire en premier lieu sur elles l'attention
d'un praticien. Bien que les hommes et garçons autistes puissent
développer des troubles alimentaires, la majorité des recherches et de
l'attention clinique s'est concentrée sur les filles et les femmes. Ce
biais a d'ailleurs conduit certains à parler de l'anorexie comme de «l'Asperger féminin».
Accepter
qu'une personne puisse être autiste et présenter en même temps un
trouble alimentaire n'est que le premier pas. Peu de psychologues ont
les compétences nécessaires pour aider les personnes qui relèvent de ces
deux conditions. Traditionnellement, le traitement des troubles
alimentaires passe par une thérapie de groupe, mais les interactions
sociales sont difficiles pour les autistes. Le traitement exige aussi
des changements drastiques dans les routines alimentaires, souvent dans
un court laps de temps. Mais les personnes autistes trouvent compliqué
de suivre ces recommandations à cause de leur besoin de constance. Il en
résulte que de nombreuses personnes qui sont autistes et anorexiques
éprouvent de la difficulté à sortir de leurs problèmes alimentaires, et
ont moins de chances de se rétablir que celles qui ne sont
qu'anorexiques. Louise et d'autres nous démontrent que, bien qu'autisme
et anorexie se chevauchent de façon plus habituelle que nous ne le
pensons, il existe encore peu de prise en charge pour cette double
condition.
Un schéma courant
Pour expliquer l'origine de
l'anorexie, les psychologues pointent souvent du doigt la culture
occidentale moderne qui met l'accent sur un corps féminin excessivement
mince. Les sceptiques font remarquer que si cela était le cas, la
prévalence de l'anorexie serait bien supérieure à 1 % de la population,
taux observé aujourd'hui aux États-Unis et dans les autres pays
occidentaux. Les premières études génétiques dans les années 1990
montrent que l'anorexie est à forte composante héréditaire et se manifeste souvent plusieurs fois dans la même famille.
D'autres études commencent à établir un lien entre l'anorexie et
certains traits de personnalité comme l'anxiété, le perfectionnisme et
la tendance à rester figé(e) sur certaines pensées ou idées.
Au début des années 2000, la psychologue Nancy Zucker,
qui conduit le programme de traitement des troubles alimentaires à la
Duke University de Durham, en Caroline du Nord, a voulu mieux comprendre
certaines des difficultés sociales et cognitives qu'expérimentent
nombre de ses patients, afin de leur proposer un meilleur traitement.
Alors
qu'elle commençait ses recherches documentaires, lisant quelques études
sur l'autisme, elle a été frappée par les similarités entre les profils
cognitifs de ces deux conditions. Elle a notamment remarqué que les
personnes anorexiques avaient du mal à reconnaître l'impact de leur
comportement sur les autres. «Ils peuvent être très empathiques et ont
un grand désir d'être acceptés par les autres, mais ils semblent aussi
quelque peu imperméables à l'effet de leur privation de nourriture sur
les autres», dit-elle. Dans ce sens, ajoute-t-elle, les personnes
anorexiques ressemblent beaucoup aux personnes autistes.
Nancy Zucker n'était pas la première scientifique à établir ce lien. La première étude sur ces deux conditions est une étude de cas de 1980
à propos d'une jeune fille présentant une anorexie «atypique» et un
trouble autistique. Trois ans plus tard, le psychologue suédois Christopher Gillberg a publié un article dans le British Journal of Psychiatry qui fait l'hypothèse d'un lien entre anorexie et autisme.
Durant les vingt années suivantes, ce champ d'étude reste en friche.
Mais au milieu des années 2000, Janet Treasure, Nancy Zucker et d'autres
scientifiques reprennent cette piste.
En 2007, Nancy Zucker et ses collègues mettent en lumière les liens potentiels entre autisme et anorexie dans un article de synthèse de 31 pages
qui révèle à quel point ces deux conditions peuvent être similaires.
Les personnes anorexiques ont souvent du mal à se faire des amis et à
maintenir des relations sociales même avant le début des troubles. Le
fort malaise social et le repli sur soi persistent après le retour à une
prise de nourriture régulière et à un poids normal, c'est pourquoi ils
ne peuvent avoir été causés par l'anorexie ou la sous-nutrition. La
synthèse évoque aussi de nombreuses études menées auprès des personnes
anorexiques présentant des schémas de pensée et de comportement rigides,
un besoin de constance dans l'environnement et une résistance au
changement – caractéristiques qui sont toutes communément rencontrées
chez les personnes autistes. Dernièrement, des études dans le domaine
neuro-cognitif ont montré que les personnes anorexiques ont des
difficultés avec ce que Janet Treasure appelle «voir la forêt au lieu
des arbres», ainsi qu'avec le fait de jongler avec plusieurs tâches
mentales simultanées. Ces traits, soulignent les chercheurs, sont aussi
présents chez les personnes autistes.
Un an plus tard, le groupe de travail de Janet Treasure à Londres a démontré que les femmes anorexiques
obtiennent des résultats significativement plus élevés que le groupe
contrôle sur le «Autism Spectrum Quotient», un questionnaire
d'auto-évaluation qui mesure les traits autistiques. Une étude de 2014
publiée dans Molecular Autism a montré que, bien que seulement 4 %
des 150 filles recevant un traitement en ambulatoire pour anorexie dans
une clinique londonienne avaient un possible ou probable trouble du
spectre autistique, 1 sur 4 obtient un score au-dessus du seuil
pour l'autisme lorsqu'elles répondent à un questionnaire de dépistage.
Ce constat suggère que ces filles présentaient de nombreux traits
autistiques, même si elles n'avaient pas été diagnostiquées. Une autre
étude en 2012, elle aussi menée par le groupe de Janet Treasure, a
conclu que la faim extrême provoquée par l'anorexie exacerbe les traits autistiques repérés par les cliniciens et les chercheurs.
Même une fois rétablies, ont-ils remarqué, les femmes anorexiques
continuent d'avoir des difficultés avec les situations sociales et les
aptitudes cognitives, moins marquées toutefois que dans les phases
aiguës de leur maladie.
«Elles étaient aussi
incroyablement rigoureuses et rigides, c'est pourquoi, peut-être, cet
aspect du syndrome autistique pourrait représenter un risque particulier
de développer un trouble restrictif de l'alimentation», déclare William Mandy, psychologue à University College London, engagé dans certaines des études citées.
William
Mandy est spécialiste de l'autisme, et non des troubles alimentaires,
et il souhaitait explorer ces liens plus profondément. En 2015, il a
conduit de longues entrevues avec dix femmes souffrant de troubles
alimentaires et dont les tableaux cliniques avaient révélé des
difficultés sociales ou un possible autisme. Il en a conclu que toutes avaient des problèmes concernant les interactions sociales et la nourriture qui précédaient de beaucoup l'apparition de leur trouble alimentaire.
En
2015 toujours, une grande étude danoise montre que les proches des
personnes anorexiques présentent des taux d'autisme et autres
diagnostics en rapport significativement plus élevés que la moyenne, ce qui suggère que les deux conditions ont des liens génétiques et neurobiologiques.
Pour alimenter la réflexion
Les régimes hautement
restrictifs sont courants chez les personnes autistes. Louise raconte
qu'étant toute petite elle ne mangeait rien d'autre que des œufs durs et
du pain avec du lait chaud. À la maison, ce n'était pas gênant, mais
lorsqu'elle a commencé l'école à 4 ans et qu'on lui a servi son repas à
la cantine, elle a refusé de manger. «Ces repas m'étaient odieux, à tel
point que j'ai développé une phobie à l'idée de les manger», rapporte
Louise. Elle a aussi trouvé stressant de manger devant ses camarades de
classe. «Je passais ma journée d'école sans rien manger».
Zoé,
une jeune femme de 22 ans hospitalisée dans la banlieue de Londres pour
autisme et anorexie, accepte de la même façon un éventail limité
d'aliments. «Quand ma mère servait des spaghettis à la bolognaise, je
lui faisais servir les pâtes dans un récipient et la sauce dans un
autre», raconte-t-elle. Encore aujourd'hui, elle est incapable d'avaler
quoi que ce soit avec de la sauce. (Plusieurs femmes dans cet article
sont appelées uniquement par leur prénom pour protéger leur vie privée).
Comme
beaucoup de femmes dans le spectre de l’autisme, Zoé et Louise ont
réussi à s'en sortir à l'école primaire, où les amitiés et les jeux sont
assez structurés et où les situations sociales sont relativement
simples. Pour camoufler leurs différences, elles se sont exercées à
copier les attitudes et les gestes des autres filles pour négocier les
interactions sociales délicates. Mais à mesure qu'elles grandissaient,
la pression sociale augmentait, et elles se sentaient rejetées et
anxieuses.
«Les autres filles semblaient savoir
comment parler aux gens. Pas moi. Mais j'ai pensé que si j'arrêtais de
manger ou que je me rendais malade, je pourrais au moins être mince
comme elles», déclare Zoé.
William Mandy dit que les
filles comme Zoé peuvent penser que le contrôle qu'elles exercent sur la
nourriture et leur poids est un moyen soit de s'intégrer parmi leurs
pairs soit de diminuer l'écrasante anxiété sociale qu'elles éprouvent.
Quand Zoé a commencé à s'affamer, son anxiété paraissait moins
importante et disparaissait plus rapidement, deux aspects fondamentaux
de ce que les psychologues appellent la régulation des émotions.
«C'est une réaction en chaîne», déclare William Mandy. «Les traits
autistiques ne sont pas pris en compte, vous ne bénéficiez d'aucun
soutien, et à l'adolescence, ils commencent à avoir un impact sur le
bien-être des jeunes filles. Une des réponses possibles, notamment à
l'adolescence, est alors de commencer à contrôler sa prise de nourriture
et son poids».
Quand le cerveau ne reçoit pas assez
de nourriture, il est tellement focalisé sur l'idée d'en trouver que les
autres émotions paraissent moins importantes. Physiologiquement, le
fait d'être affamé diminue le niveau de sérotonine dans le cerveau. Walter Kaye,
chercheur dans le domaine de l'anorexie à l'Université de Californie, à
San Diego, formule l'hypothèse que les personnes vulnérables à
l'anorexie ont un excès de sérotonine dans le cerveau qui leur donne un
sentiment permanent d'anxiété et d'inconfort. S'affamer pourrait alléger
cette sensation.
Même les traits positifs que peuvent
présenter les filles autistes, comme leur grande volonté et leur
inébranlable détermination, peuvent être détournés pour entretenir un
trouble alimentaire naissant. «Si vous êtes quelqu'un d'extrêmement
déterminé, capable de se fixer un objectif sans en varier, cela peut
contribuer à changer un régime en quelque chose de bien plus tragique»,
affirme William Mandy.
Par ailleurs, certaines
personnes peuvent utiliser suivant le moment la nourriture de diverses
façons pour répondre aux mêmes besoins émotionnels : en abuser au lieu
de s'en priver. Elizabeth, une femme de 44 ans qui vit près de Chicago, a
pris 45 kg durant son adolescence et ses premières années de vie
adulte. Elle a mangé de façon excessive pour endiguer l'anxiété générée
par ses difficultés dans les situations sociales, autant à l'école que
dans sa famille, qui était violente. En grandissant, son souci de perdre
du poids et d'améliorer sa santé l'a entraînée dans l'anorexie. «Tout
tournait autour des routines et des rituels. Soit je ne faisais que
manger à longueur de temps, ou je ne mangeais rien et passais tout mon
temps à faire de l'exercice», dit-elle.
Sur le chemin de la guérison
Ce n'est que dans les 5 à
10 dernières années que les chercheurs et les thérapeutes ont commencé à
reconnaître les chevauchements entre autisme et anorexie, personne n'a
donc encore été capable de dire avec précision combien de personnes
peuvent être concernées. Jennifer Wildes,
qui dirige le Center for Overcoming Problem Eating (centre d'aide pour
les problèmes d'alimentation) de l'Université de Pittsburgh, affirme que
le nombre de personnes à la fois autistes et anorexiques est
probablement faible.
Bien que de nombreuses personnes
qu'elle rencontre dans l'exercice de son travail aient des difficultés à
se faire des amis et à rencontrer de nouvelles personnes, cela
s'améliore généralement lorsqu'elles sont rétablies, ce qui l'amène à
penser que ces problèmes seraient causés par l'anorexie plutôt que par
l'autisme. Jennifer Wildes a vu des centaines de personnes au fil des
années, et déclare qu'une poignée seulement d'entre elles était autiste.
«Je pense sincèrement qu'être autiste et anorexique n'est vraiment pas
si répandu», dit-elle.
Nancy Zucker et William Mandy
affirment eux aussi que le nombre de personnes anorexiques
diagnostiquées autistes est relativement faible – à peu près 5 à 10 %
des personnes anorexiques. Cependant, ils soulignent que même en
l'absence d'un diagnostic, les personnes anorexiques présentent de
nombreux traits autistiques (comme la difficulté à se faire des amis et à
interpréter les situations sociales), et ce, suffisamment pour affecter leurs chances de guérison.
En
tout état de cause, on en sait peu sur la façon de prendre en charge
les personnes présentant les deux conditions. Louise trouve que beaucoup
des psychologues qu'elle a consultés se montraient frustrés et fâchés
face à ses effondrements causés par l'anxiété et à sa résistance au
changement. Se jugeant déficiente et incapable de faire des progrès sur
le plan de l'alimentation et de l'activité physique, elle arrêtait le
suivi. Ce n'est que lorsqu'elle a rencontré un psychiatre qui l'a prise
en charge sans tenir compte de ce que l'on pense généralement sur
l'anorexie qu'elle a pu entamer le long processus pour se libérer de
l'auto-privation de nourriture.
Prendre en compte les
besoins spécifiques et les caractéristiques des personnes autistes est
capital, selon Craig Johnson, directeur de clinique du Eating Recovery
Center de Denver. Dans leurs établissements, par exemple, les
psychologues font attention à séparer les enfants et adolescents
autistes, ou présentant d'autres troubles du développement, des patients
plus âgés et souffrant de troubles chroniques. En effet, ils peuvent
avoir une maturité émotionnelle et sociale en décalage par rapport à
leurs capacités intellectuelles et à leur âge, souligne Craig Johnson.
Les thérapeutes s'appuient aussi moins sur la thérapie de groupe avec
ces enfants, et mettent plutôt l'accent sur le suivi individuel.
«Nous
avons toujours eu une certaine proportion de patients chez qui la
thérapie de groupe ne donnait pas trop de résultats, et la réaction
traditionnelle était "Et bien, faisons-les davantage travailler en
groupe"», dit-il. «Cela ne faisait que les marginaliser encore plus ;
maintenant, nous savons quoi faire». Proposer un éventail limité de
choix d'aliments, tout en énonçant clairement les règles et les
attentes, permet aussi d'aider les personnes autistes ayant des troubles
de l'alimentation à se rétablir, déclare-t-il.
Lorsque
la prise en charge ne tient pas compte de l'autisme, elle peut devenir
néfaste. Par exemple, une personne genderqueer de 26 ans originaire
d'Atlanta se faisant appeler Rabbit a été hospitalisée en 2013 pour un
trouble alimentaire. Lorsqu’elle était chez elle, les mouvements répétés
comme manipuler des porte-clés, battre des mains (flapping), ou faire
des redressements assis aidaient Rabbit à ralentir le flux de ses
pensées et à soulager son anxiété. Se faire vomir lui permettait de se
sentir vide, libéré de ses émotions. Rabbit savait que se faire vomir,
en plus de l'activité physique excessive et de la privation de
nourriture, était dangereux, mais ça n'a pas rendu plus facile le fait
d'arrêter. À l'hôpital, les portes des salles d'eau étaient fermées à
clé, et le personnel avait confisqué les billes de Rabbit, ainsi que ses
autres objets de stimulation sensorielle, ne lui laissant aucun moyen
convenable de faire face aux fortes émotions. Au lieu de fournir
empathie et soutien, le personnel a traité Rabbit comme une personne
déficiente, ou mauvaise, ce qui n'a fait qu'amplifier sa peur et sa
frustration. «Le seul moyen que j'ai trouvé pour faire face a été de
rouler sur mon pied avec mon fauteuil roulant jusqu'à causer pas mal de
dégâts», rapporte Rabbit.
De nouvelles perspectives
La façon dont une personne va se remettre peut varier avec l'âge. Les adolescents à la fois autistes et anorexiques ont exactement les mêmes chances de guérison
que ceux qui ne sont qu'anorexiques, selon une étude suédoise de 2015,
bien qu'ils soient plus susceptibles d'être aux prises avec des
difficultés psychiatriques persistantes. À l'inverse, les adultes
autistes souffrant d'anorexie ont significativement moins de chances de
guérir – peut-être, comme Janet Treasure le souligne, parce que leurs
comportements liés à l'anorexie sont profondément enracinés.
Toutefois,
même si cette piste est connue tardivement, cela peut porter ses
fruits. Holly, 41 ans, a reçu un diagnostic d'autisme il y a environ
deux ans, après toute une vie à lutter avec l'anorexie. Comme Louise et
Zoé, cette habitante de l'Illinois, mère de deux enfants, a eu dès
l'enfance un comportement alimentaire capricieux, ce qui a eu pour
conséquence un sous-poids marqué. Enfant, elle trouvait que sauter des
repas lui procurait un sentiment de calme et de contrôle.
«Ce
n'est que lorsque je suis entrée au collège ou au lycée que j'ai eu la
maturité intellectuelle pour comprendre que je pouvais déclencher cet
état volontairement», raconte Holly. C'est à l'adolescence qu'elle a
commencé à sauter des repas régulièrement.
Quand une amie a lu un livre de Temple Grandin,
la célèbre scientifique autiste, elle a noté des similarités entre
Holly et Temple. Holly a donc commencé à se renseigner, et lorsqu'elle a
découvert qu'elle aussi était autiste, cela a changé sa vie. Elle avait
passé ses dernières années en thérapie, prenant puis perdant toujours
les mêmes quelques kilos et ne faisant jamais de réels progrès. Après
son diagnostic, elle et son thérapeute ont travaillé ensemble pour que
Holly mette en échec son trouble alimentaire grâce à une nouvelle
approche. Au lieu de se concentrer sur le fait d'augmenter la variété
des aliments qu'elle mangeait, ils ont convenu d'augmenter la quantité
de nourriture parmi les aliments qu'elle consommait déjà. Ils ont aussi
réexaminé leur planning, point par point, au début et à la fin de chaque
étape. Holly a commencé à prendre du poids et, ce qui est le plus
important, à ne plus le perdre ensuite.
L'expérience n'a pas été totalement positive. Être diagnostiquée autiste
a provoqué chez Holly une profonde tristesse ; elle explique que
c'était comme si les efforts fournis toute sa vie durant pour être
«normale» avaient échoué. Elle est aussi agacée par le fait que les
troubles alimentaires soient vus comme une quête de la minceur plutôt
que comme des signes potentiels de soucis plus profonds avec la
nourriture et les interactions sociales. «Tout le monde a ignoré mes
bizarreries en pensant juste «Holly est comme ça», et je pense que
toutes ces années de privation ont réellement eu un impact sur mon
cerveau », dit-elle.
Cependant, la reconnaissance de
son autisme a eu des conséquences qui ont dépassé le cadre de sa propre
vie. Durant ses évaluations, elle a reconnu de nombreuses
caractéristiques de son fils de 10 ans. Lui aussi a été ensuite
diagnostiqué autiste. À cette période, il a aussi commencé à présenter
nombre des habitudes que Holly avait étant enfant, comme «picorer» sa
nourriture, ou manger seulement quelques bouchées avant d'annoncer qu'il
n'avait plus faim. Conséquence : le garçon à la carrure solide laissa
place à un garçon qui n'avait que la peau sur les os.
«J'ai
dû utiliser ce que j'avais appris moi-même pour l'aider à apprendre à
manger régulièrement même s'il ne ressentait ni la faim ni la satiété.
Je lui ai appris comment lire les étiquettes pour être sûr que ce qu'il
choisissait apportait assez de calories. Cela a pris un an, mais
maintenant il recommence à grandir comme il le doit », raconte Holly.
«Personne n'a jamais fait ça pour moi».
Pour cette
raison, et parce qu'elle dispose enfin des outils pour se comprendre
elle-même, elle est reconnaissante. «Sans ce diagnostic, je n'en serais
pas là aujourd'hui», déclare-t-elle.
Louise, elle
aussi, est fondamentalement reconnaissante pour son diagnostic, car il
prouve qu'elle n'était pas déficiente, simplement différente. Cela l'a
aussi aidée à comprendre pourquoi ses rituels autour de l'alimentation
et de l'activité physique ont été si durs à abandonner. Au lieu
d'éliminer complètement ses routines, elle a travaillé à en développer
de nouvelles, qui l'aideraient à atteindre un poids correct, ce qu'elle a
fait l'an dernier, pour la première fois en 40 ans. La vie reste
compliquée pour Louise, en grande partie à cause de son autisme et d'une
anxiété sévère. Mais le trouble alimentaire qu'elle a eu, au moins,
n'est plus un problème.
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© Traduction Elodie Fleurot, pour l’Association Francophone de Femmes Autistes (AFFA)
Cet article ne peut pas être reproduit ou copié sans autorisation expresse de Spectrum.
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